En face d’elle, tu deviens gauche, maladroit, ton souffle se fait court, tu peines à trouver les mots, le bouillonnement est trop grand. Te sens généralement fiévreux mais surtout très con et un peu dingue aussi, désaxé, déréglé par ce que tu crains de ne pouvoir dissimuler ou canaliser. Le courant qui menace de renverser la digue et toi au milieu qui t’accroches, te débats pour ne pas boire la tasse, rester tant bien mal à la surface et surtout bouche cousue. Parce-que chaque fois tu renonces, dans l’incapacité émotionnelle et physique de te rendre intelligible et spirituel, de tenter quoi que ce soit qui ressemblerait, de près ou de loin, à l’amorce d’une approche. C’est lâche mais tu apprends à vivre aussi avec ça, te familiarises avec les regrets qui à la longue, se font moins vifs. Et puis parler à quoi bon puisque tu sais que tu manqueras de précision et ça tu ne le supportes pas. D’une manière générale quand tu te lances vraiment c’est qu’il est déjà trop tard et que forcément plus personne ne s’y attend, qu’il n’y a plus rien à perdre. Tu finis donc le sale boulot et flingues tout ce qui bouge encore. Là en principe et par effet de surprise voire de sidération, ce sont les autres qui restent sans voix. Tu n’as jamais ignoré qu’il te fallait descendre assez profondément dans la matière sombre pour être soudainement ébloui de clarté et que ça n’est pas fait pour durer, que d’ailleurs rien ne dure, que c’est juste quelque chose à saisir. Et puis se taire c’est aussi la possibilité de mieux la regarder. Contempler de manière intime, lente et scrupuleuse, s’y perdre volontairement, devenir cet explorateur égaré, déboussolé, légèrement ivre qui s’obstine et s’enfonce un peu plus chaque jour. Zoomer, rétrécir, passer de l’infime au plan large, terminer par un très long travelling et s’en émerveiller. Tu peux être subjugué par un minuscule grain de beauté, te réjouissant de la régularité des contours comme de sa couleur que tu associeras à celle d’une biche avant d’être troublé à la vue d’une mince veine bleue qui t’évoquera la fragilité d’une libellule. Te voilà comme le maitre d’un monde situé hors du temps et loin du chaos, après toutes ces pitoyables dégringolades. Muni de cette pensée magique et pure, que toi seul la connait dans ses moindres détails. Elle n’est plus à ce moment-là une femme ordinaire, ne l’a d’ailleurs jamais été mais quelle que soit la nature de sa singularité ou de sa grâce, elle se mue sous tes yeux en une sorte de cartographie poétique du sensible. Tu n’aspires qu’à devenir le vent qui caresserait la peau, réchauffant ou rafraîchissant simplement ce qui doit de l’être. Dévorer des yeux serait l’expression consacrée, si elle ne nous apparaissait dans ce cas précis, injuste, indélicate, réductrice et très insuffisante. Sa nuque t’obsède tout particulièrement si les cheveux sont attachés. Fine et longue, gracile et nerveuse, telle une tige qui soutiendrait la fleur et serait parcourue de toutes ces petites mèches sauvages et folles qui bataillent et t’émeuvent. A force d’observation, l’idée même de son visage se fragmente, se décompose, se joue de toi et de son apparence en de multiples facettes. La carnation diaphane et satinée prend des reflets de nacre. Invariablement et où qu’elle se trouve, le grain de sa peau semble absorber la lumière. Une texture laiteuse et sucrée où sur la bouche de fraise se presse au centre un doigt couleur cerise. Te vient l’envie violente et déraisonnée d’y poser les lèvres, de mordre à même la pulpe, d’y enfoncer la langue et d’oublier le reste. Ce poids dans ta poitrine et puis la nostalgie qui s’empare certains jours de ton être jusqu’à le tordre entièrement. La poésie, la beauté, détiennent ce pouvoir de te couper le souffle et de te délivrer. C’est là que tu peux encore, de temps à autre, sortir de ton mutisme, sauver ta peau en quelque sorte. Dans cette façon que tu as d’agencer les mots, de les relier entre eux, de les entrelacer puis de les étirer jusqu’au craquement pour qu’à la fin ils claquent. Tu n’es pas un employé modèle, tu n’es pas employé tout court, tu n’as ni réel diplôme ni permis de conduire, tu n’es plus un mari, ne l’a jamais vraiment été, tu as des enfants qui grandissent ou sont déjà partis et qui tous finiront par partir. La vie s’offre à toi autrement, dangereusement, de manière souterraine et solitaire souvent. Il faut te faire violence pour y trouver sens, sel et substance. Là où les plaisirs qu’on dit terrestres, ne trouvent que rarement grâce à tes yeux, la nuque presque vacillante de cette femme, te semble tenir du miracle. Qu’elle s’offre à ton regard, soit reliée au reste du corps, s’anime et exprime quelque chose d’unique, qui ne saurait se reproduire. Un miracle de courbe qui aurait besoin de tes mots, de tes yeux pour exister un peu plus qu’en elle-même, un peu plus que sous les mains et les caresses d’un amant.